Le présent article fait partie d’un ensemble de présentations – d’œuvres & d’auteurs de la doctrine publiciste – rédigées par le pr. Touzeil-Divina.

Sauf indication contraire, le texte reproduit ici est un extrait issu du Dictionnaire de droit public interne (Paris, LexisNexis ; 2017). Il n’est pas libre de droit(s) (plagiat toussa toussa).

Parmi les génies encore trop peu connus en Europe figure notamment Ibn Khaldoun (né à Tunis le 27 mai 1332 et décédé le 17 mars 1406 au Caire). Et pourtant ! Il y a beaucoup d’intérêt à le lire aujourd’hui car il a incarné non seulement le génie d’un Montesquieu (1689-1755) mais encore les qualités d’un conseiller particulièrement recherché comme le fut Bossuet (1627-1704) (I). Il est à nos yeux cet « éclair » dans la nuit méditerranéenne préfigurant les Lumières européennes (II). Songez qu’il a écrit à une époque où l’imprimerie n’existait pas encore et que ses manuscrits (traduits seulement en français en 1858) ont failli ne jamais nous parvenir. Ceux-ci contiennent pourtant – y compris en droit public – de grands (et parfois très modernes) enseignements.

Ibn Khaldoun (de son nom complet Abou Zeid Abd ur-Rahman Bin Mohamad Bin Khaldoun al-Hadrami) a grandi (à Tunis dans l’actuelle Tunisie) entre deux traumatismes : celui de plusieurs épidémies (qui vont décimer sa famille et le faire orphelin) et la guerre incessante que se livrent – du Maghreb au Machrek – (de l’actuel Maroc à l’Egypte) les descendants désormais divisés de l’ancienne dynastie almohade. Ses études auprès des meilleurs professeurs de Tunis, sa soif incessante de culture (en Droit, en religion, en littérature mais aussi en sciences ou encore en musique) le font rapidement connaître comme un savant et sa « bonne naissance » lui permettent ainsi dès dix-huit ans de devenir le Garde du Sceau du Sultan. C’est ici que commence sa carrière politique de conseiller puis de diplomate puisqu’il sera régulièrement envoyé comme représentant et que tout au long de sa vie il ira donner ses conseils, ou plutôt les vendre, au plus offrant et / ou au plus protecteur (confinant parfois même à un véritable opportunisme). Tous ceux qui l’ont rencontré ont alors décrit la matérialisation exceptionnelle d’un pur génie. Comme Montesquieu, mais des siècles avant lui, on peut alors dire de Khaldoun qu’il croyait en la Monarchie comme meilleure forme de gouvernement, qu’il recommandait la mise en avant des villes et autres communautés en qualité de contre-pouvoirs et surtout qu’il avait entrepris de rechercher « l’Esprit » des Lois et ne se contentait donc pas de les décrire. Enfin, et surtout, il démontrait ses propos toujours avec une grande méthodologie et une impeccable rigueur acceptant par exemple de recourir à l’expérimentation et aux témoignages soigneusement recoupés (ce qui était bien rare à l’époque où l’on écrivait sans nécessairement démontrer par arguments d’autorité). En conséquence rejetait-il toute source qui ne lui paraissait pas scientifique (à l’instar des croyances magiques) et ne magnifiait-il que la raison humaine (guidée cependant par les écrits coraniques). Comme Bossuet, cette fois, on peut dire que Khaldoun fut l’un des premiers à avoir utilisé l’Histoire comme une science et à en avoir recherché en aval les usages et en amont les sources. L’auteur savait particulièrement utiliser et croiser ces dernières et ce, sans n’en retenir qu’une (le Coran, la Bible, les auteurs de l’Antiquité grecque, romaine ou byzantine et les grands auteurs musulmans). Ainsi fut-il donc un conseiller recherché de tous les Princes sur les rives de la Méditerranée : du Maghreb au Machrek (à Tunis, au Caire, à Tlemcen, à Fès, etc.) en passant même par l’Europe espagnole (dont sa famille était originaire) jusqu’à Tamerlan (1306-1405) le Mongol. Khaldoun fut alors si recherché de tous les Princes (parfois en guerre entre eux) que l’on pourrait le comparer à un Machiavel (1469-1527) sauf que Khaldoun, quant à lui, avait une morale plus établie (et guidée par le Coran) tel Thomas More (1478-1535) (avec une foi chrétienne).

L’œuvre fondamentale du Maître est la Muqaddima, introduction (souvent traduite par prolégomènes) à son Histoire universelle dans laquelle à l’instar des Encyclopédistes il va tenter de regrouper toutes ses connaissances. Il y interrogea, outre le Droit, les causes des maux de la société ce qui fera de lui l’un des premiers Historiens véritables et même, pour d’aucuns, l’un des précurseurs de la sociologie puisque, comme le doyen Foucart (1799-1860), des siècles après lui, Khaldoun plaçait l’homme au cœur de tous ses écrits et de ses recherches. En droit public, on le voit ainsi prôner, dans ses ouvrages, les mérites d’une Monarchie nécessairement modérée (pour éviter la concentration des pouvoirs) par l’existence de sages et l’existence d’un Etat puissant. En économie politique, de même, ses travaux sont-ils puissants et l’on peut – croyons-nous – déceler chez lui plusieurs des concepts-clefs de ceux qui forgeront, en Europe, les Lumières dans leur acception kantienne d’épanouissement de l’Homme.

Op. :      Parmi les œuvres accessibles en langue française à destination du public du présent dictionnaire : (traduction Cheddadi) Le Livre des exemples (3 vol.) ; (traduction Mac Guckin de Slane) Les Prolégomènes (ou Muqaddima) ; (du même traducteur) Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale (3 vol.) & (traduction Perez) La voie et la loi.

Cit. :      « La vérité est pareille à l’eau qui prend la forme du vase qui la contient » (issu de la Muqaddima).Biblio. Goumeziane Smaïl, Ibn Khaldoun, un génie maghrébin ; Paris, Non lieu ; 2011 ; Lacoste Yves, Ibn Khaldoun. Naissance de l’histoire, passé du tiers monde ; Paris, Maspéro ; 1966 ; Terré François, « Ibn Khaldoun et la sociologie juridique » in Mélanges Ben Halima ; Tunis ; 2005. On signalera également que le Livre des exemples a été publié et présenté chez Gallimard (Paris, Bibliothèque de la Pléiade ; 2002 & 2013) en deux superbes volumes (trad. Cheddadi Abdesselam).