Les prs. Florence Crouzatier-Durand & Mathieu Touzeil-Divina sont heureux de vous annoncer la publication, au 2 mars 2022, et bientôt dans toutes les bonnes librairies, de l’ouvrage anniversaire suivant publié aux éditions L’Epitoge en partenariat avec Le Journal du Droit Administratif :
1982-2022 :
40 ans de décentralisation(s)
en 40 contributions
Florence Crouzatier-Durand & Mathieu Touzeil-Divina
Professeurs de droit public aux Universités Côte d’Azur & Toulouse 1 Capitole,
Coordinateurs de l’ouvrage, Cerdacff & Imh,
Membres du Journal du Droit Administratif (Jda)
Décentralisation(s). Joyeux anniversaire la décentralisation ou plutôt joyeux anniversaires tant ils sont nombreux les points de vue(s) et les possibilités – tant positives que négatives – tant laudatives que dépréciatives – de considérer les décentralisations assumées, avérées, imaginées, redoutées ou encore fantasmées et parfois même repoussées que la France a connu entre les mois de mars 1982 et 2022.
Tel a bien été l’objectif que nous nous sommes fixé en proposant aux lecteurs et aux citoyens « 40 points de vue(s) », « 40 contributions », « 40 regards » sur 40 ans de décentralisation(s) et non de décentralisation au singulier. Partant, le présent projet s’inscrit dans deux « traditions » que matérialisent au quotidien de leurs travaux le Journal du Droit Administratif (Jda) et le Collectif L’Unité du Droit (Clud), partenaires de la présente publication aux côtés de l’Université Toulouse 1 Capitole et de son laboratoire, l’Institut Maurice Hauriou (Imh).
Le Jda, en effet, a pour vocation, depuis 1853[1] lors de sa première création depuis la Faculté de Droit de Toulouse, d’offrir et de diffuser des points de vue(s) et des publications qui non seulement cherchent à mettre « à la portée de tous » et donc des citoyennes et des citoyens des questions juridiques potentiellement réservées à des juristes spécialistes mais encore à diversifier sciemment et volontairement ces points de vue en confrontant des opinions diverses mais surtout complémentaires afin que chacun, in fine, se forge sa propre opinion née de la confrontation potentielle des avis éclairants d’autres auteurs. C’est aussi pleinement la vocation du Clud et de ses éditions (les Éditions L’Épitoge) qui depuis dix-huit années déjà (autre anniversaire de majorité !) emploient et assument dans leurs contributions l’usage du « s » dit cludien (sic) placé entre parenthèses et évoquant de façon assumée la potentialité des avis et d’éventuelles diffractions doctrinales.
Voici donc bien 40 regards… sur 40 ans de décentralisation(s).
D’un anniversaire, l’autre. Depuis Toulouse à Nice, de 1852 à 1982.
Avant de présenter les 40 contributions formant le présent ouvrage, il nous a semblé important et opportun de rappeler un clin d’œil historique singulièrement toulousain.
Effectivement, si la très grande majorité des textes de notre opus se concentre sur les quarante dernières années de décentralisation(s) égrenées et provoquées à la suite de l’adoption de « la » Loi dite Gaston Defferre du 2 mars 1982 (Loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions) en confrontant cette norme et celles lui ayant succédé de façon positive pendant ces quarante dernières années (évoquant alors ses succès ou ses regrets), quelques textes (dont celui de Maître Landot à propos de l’épisode mutuelliste et décentralisateur communard de 1871 et la mise en avant du Programme de Nancy l’ayant précédé aux débuts du Second Empire dit libéral de 1860-1863). Or, une dizaine d’années auparavant, précisément lors de la fondation, à Toulouse, en Haute-Garonne, et non à Paris, du Journal du Droit Administratif, il est évident qu’un vent de décentralisation(s) sinon de déconcentration(s) et d’intérêt(s) envers les libertés et les « collectivités » – que l’on nommera par suite « territoriales » – soufflait.
Nous pensons et affirmons par suite que si – en mars 1852 en Haute-Garonne – deux professeurs de droit public (Adolphe Chauveau et Anselme Polycarpe Batbie) ont désiré initier un média spécialement consacré au droit administratif (le Jda), cette proposition – déjà réalisée en étroit partenariat entre la Faculté de Droit ainsi que le Conseil de préfecture du département et la commune de Toulouse et les collectivités environnantes d’Occitanie – a réussi à croître et à trouver son public parce qu’elle répondait – aussi – à une première réflexion en matière de décentralisation(s).
Il faut alors rappeler que la première norme importante à mentionner et à revendiquer le terme même de « décentralisation » n’est pas la Loi Defferre dont on célèbre le quarantième anniversaire mais le décret[2] du 25 mars 1852 sur « la décentralisation administrative », dont on fête ainsi (et aussi) le cent-soixante-dixième anniversaire ! Signé aux Tuileries par Napoléon III à la demande de son ministre de l’Intérieur, Victor Fialin, le duc de Persigny, le décret retenait en son préambule :
« Considérant que, depuis la chute de l’Empire, des abus et des exagérations de tout genre ont dénaturé le principe de notre centralisation administrative, en substituant à l’action prompte des autorités locales les lentes formalités de l’administration centrale ;
Considérant qu’on peut gouverner de loin, mais qu’on n’administre bien que de près ; qu’en conséquence, autant il importe de centraliser l’action gouvernementale de l’État, autant il est nécessaire de décentraliser l’action purement administrative ».
On reconnaît évidemment à l’intérieur de cet exposé des motifs une formule des plus célèbres en matière de décentralisation : celle selon laquelle « on n’administrerait bien » que de « près ».
Cela dit[3], en utilisant le vocable contemporain de « décentralisation », on se rend bien compte qu’il s’agissait alors – en 1852 – principalement de déconcentration et non de décentralisation proprement dite puisque la plupart des normes posées entre 1800 et 1852 redistribuèrent les compétences étatiques auprès des préfets, agents du gouvernement, sans augmenter sensiblement la compétence du « pouvoir[4] municipal[5] ».
Il faut alors envisager cinq normes successives : quatre, propres à la Monarchie de Juillet, puis une, établie sous le Second Empire. Annoncé par la « nouvelle » Charte de 1830 (en son article 69), le mouvement décentralisateur consenti par Louis-Philippe au profit des administrations locales et en particulier de leurs élus, fut mis en œuvre dès 1831 pour aboutir en 1838. Il fut concrètement constitué de deux lois municipales et de deux autres au profit des départements. Chronologiquement, les deux premières aménagèrent et consacrèrent le principe électif des conseils d’administration locale par les Lois des 21 mars 1831 et 22 juin 1833 (sur l’organisation des communes, départements et arrondissements) alors que les deux dernières, (en date des 18 juillet 1837 et 10 mai 1838) régirent les attributions mêmes de ces collectivités. Politiquement, la Monarchie constitutionnelle avait alors voulu enrayer la centralisation jugée abusive des révolutionnaires jacobins puis l’uniformité excessive et militaire qu’avait imposée l’Empire et que les Restaurations avaient précieusement conservée. Il s’agit donc du « lent et difficile épanouissement de la démocratie locale » ainsi que le souligne le professeur Verpeaux[6] puisque, par ces quatre normes et en particulier par le mécanisme restauré de l’élection locale, les collectivités étaient réaffirmées dans leur individualité et leur rôle de proximité citoyenne. Également, par cette réorganisation, quelques rares domaines de compétences (comme celui des biens communaux) même s’ils peuvent aujourd’hui paraître insignifiants, allaient être détenus et maîtrisés directement par des organes non centraux (pour reprendre la qualification négative d’Eisenmann[7]) ; organes qui allaient, enfin, être associés à l’administration centrale qui conservait, néanmoins et de toute façon, la « maîtrise de l’activité ».
Si l’on met donc de côté les deux premières normes (de 1831 et 1833) essentiellement relatives au principe électif, c’est la Loi de 1837, encore aujourd’hui nommée « Loi municipale » qui s’avère être la plus importante et qui a d’ailleurs donné lieu, dès son entrée en vigueur, à de nombreux commentaires ou suppléments à de nombreux ouvrages doctrinaux. Ainsi en fut-il, dès le mois d’octobre 1837, lorsque Albin Le Rat de Magnitot fit publier ses commentaires[8] à insérer à l’entrée « attributions municipales » de son dictionnaire de droit public et administratif. De même, le doyen Foucart attendit-il la Loi annoncée de 1838, relative aux attributions départementales, pour l’intégrer avec la Loi municipale de 1837 à la troisième et nouvelle édition (1839) de ses Éléments de droit public et administratif. Pour tous, il s’agissait en effet du premier événement au profit des « droits locaux » ; le second étant, le décret précité du 25 mars 1852.
Or, dès ses premières livraisons, le Journal du Droit administratif avait présenté (dès ses articles 02 & 11 en 1853) et commenté cette norme de déconcentration(s) plus encore que de décentralisation(s). En tout état de cause, le « passé » à Toulouse justifiait bien que le Jda revienne sur la décentralisation à travers le présent ouvrage également porté par deux professeurs issus de sa Faculté de Droit. Un clin d’œil peut même se faire avec Nice où, désormais, l’un des deux coordinateurs de l’opus est associé en ce que, en 1872, c’est à Nice que mourut Victor de Persigny, porteur du décret de 1852. Toutes ces occasions et anniversaires ne justifiaient-ils pas notre action même si le lancement contemporain de ces « festivités » a parfois de quoi effrayer lorsque certaines actions étatiques traduisent peut-être, en 2022 encore, une habitude plus proche de l’État unitaire et centralisé que de l’autonomie à laquelle aspirent les collectivités territoriales ? En témoigne par exemple, ce 31 janvier 2022, les cinq ordonnances médiatiques du Tribunal administratif de Montreuil et rendues sur déféré préfectoral du représentant de l’État en Seine-Saint-Denis, ce dernier ayant obtenu de la juridiction administrative, malgré le principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales que les communes de Bobigny, Stains, Noisy-le-Sec, Tremblay-en-France & Montreuil sont contraintes – sous injonction – d’adopter les délibérations d’adaptation de leurs fonctions publiques territoriales aux « 35 heures » hebdomadaire du temps « national » de travail[9].
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s). Notre ouvrage, entre optimisme et parfois pessimisme sur ces 40 dernières années, en est construit autour de quatre thématiques : celle des bilans et perspectives (I), celle des compétences décentralisées au cours des 40 dernières années (services publics, finances publiques avec une focale sur le secteur sanitaire et social) (II), celle de la mise en perspective(s) des territoires (III) ainsi qu’une série conclusive de tribunes et de témoignages (IV).
Ont ainsi participé au 40e anniversaire de la décentralisation française en nous offrant leurs contributions :
Célia Alloune, Jean-Bernard Auby, Robert Botteghi, Jordan Chekroun, Pierre-Yves Chicot, Jean-Marie Crouzatier, Florence Crouzatier-Durand, Méghane Cucchi, Carole Delga, Virginie Donier, Maylis Douence, Vincent Dussart, Mélina Elshoud, Delphine Espagno-Abadie, Pierre Esplugas-Labatut, Bertrand Faure, André Fazi, Léo Garcia, Nicolas Kada, Marietta Karamanli, Florent Lacarrère, Franck Lamas, Éric Landot, Xavier Latour, Jean-Michel Lattes, Pierre-Paul Léonelli, Alexis Le Quinio, Marine de Magalhaes, Wanda Mastor, Clément Matteo, Jean-Luc Moudenc, Isabelle Muller-Quoy, Jean-Marie Pontier, Laurent Quessette, Anne Rainaud, Claude Raynal, Jean-Gabriel Sorbara, Marie-Christine Steckel-Assouère, Mathieu Touzeil-Divina, Michel Verpeaux & André Viola.
40 autres années de décentralisation après la loi 3ds.
Oserons-nous décentraliser ? Les 40 regards témoignent d’un paradoxe : si les avancées sont nombreuses, si la reconnaissance des libertés et responsabilités locales est une réalité, parfois une victoire, la déception est néanmoins très grande dans de nombreux domaines. Comment alors envisager, imaginer, les 40 prochaines années décentralisées ? S’il convient de rester optimiste, la loi 3ds actuellement en discussion ne peut à elle-seule le permettre, loin de là. L’ambition décentralisatrice doit être réaffirmée, la différenciation territoriale peut en être le cœur et le moteur ; osons différencier et au-delà osons décentraliser ! Plusieurs projets de loi ont envisagé la reconnaissance de la différenciation territoriale, voire son inscription dans la Constitution. Ainsi, en 2019, le législateur avait proposé que, « sous son autorité, certaines collectivités territoriales pourraient exercer des compétences, en nombre limité, dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie ». Au-delà, « les collectivités territoriales et les établissements publics de coopération intercommunale pourraient, sous certaines conditions, déroger pour un objet limité aux dispositions qui régissent l’exercice de leurs compétences, éventuellement après une expérimentation[10] ». Si le projet de loi n’a pas abouti, la question de la différenciation territoriale est demeurée, depuis lors, une réflexion constante, si l’on en croit l’étude du Conseil d’État « Améliorer et développer les expérimentations pour des politiques publiques plus efficaces et innovantes ». Par la suite, les réflexions et propositions de la Haute juridiction administrative devaient apparaître dans l’initial projet de loi dit 4d, pour Différenciation, Décentralisation, Déconcentration et Décomplexification. Celui-ci est devenu le projet de loi 3ds relatif à la Différenciation, la Décentralisation, la Déconcentration et portant diverses mesures de Simplification de l’action publique locale. La question des expérimentations locales a été considérée séparément, elle a fait l’objet d’une loi organique adoptée le 19 avril 2021[11].
Ces deux textes illustrent l’immense déception précédemment évoquée. En effet, le projet de loi 3ds, initialement très prometteur, a été indéniablement vidé de sa substance. Les ambitions gouvernementales de reconnaissance de la différenciation sont réduites, pour ne pas dire anéanties. Cela s’inscrit dans un mouvement constant si l’on considère la loi du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations, réduite dans sa portée par le Conseil constitutionnel[12], le refus par ce même juge de la reconnaissance des langues régionales[13] ou enfin la réticence à admettre un statut particulier pour la Corse[14], autant d’exemples de l’absence d’ambition décentralisatrice qui caractérise notre époque.
La déception de l’expérimentation. En vue de donner un plein effet aux expérimentations locales, le Conseil d’État a proposé qu’une législation expérimentée puisse être pérennisée sur le seul territoire où l’expérimentation a eu lieu[15]. La Haute juridiction développe sa position en 2019, elle propose un bilan des expérimentations et conclue en recommandant au Gouvernement d’améliorer et donc de modifier la législation afin de « faciliter la participation des collectivités territoriales aux expérimentations dérogeant aux lois et règlements relatifs à l’exercice de leurs compétences, et de donner aux élus locaux davantage de marges de manœuvre et de responsabilités ». L’expérimentation locale pouvait alors devenir un véritable droit à la dérogation et le concept de différenciation était expressément reconnu. C’eut été une vraie avancée dans la reconnaissance de la diversité territoriale et un réel progrès dans l’efficacité de la gestion publique locale qui exige à la fois proximité et adaptation aux réalités locales. Pourtant, la loi du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution, devant apporter davantage de souplesse à la technique expérimentale en simplifiant son régime juridique, n’aura pas le résultat escompté. Certes les procédures sont indéniablement simplifiées, tant dans la mise en œuvre que dans la conduite des expérimentations. En outre, la loi prévoit que les mesures expérimentales peuvent être maintenues dans les collectivités expérimentatrices ou dans certaines d’entre elles, elles peuvent aussi être étendues à d’autres collectivités justifiant d’une différence de situation. C’est incontestablement l’innovation la plus importante : dans le respect du principe d’égalité, les mesures prises à titre expérimental peuvent être maintenues dans les seules collectivités ayant participé à l’expérimentation, dans certaines d’entre elles seulement, et la loi prévoit aussi la possibilité d’étendre les mesures expérimentales à d’autres collectivités territoriales. Il est indéniable que les critiques unanimes comme les préconisations du Conseil d’État ont été entendues : l’intervention de l’État est limitée, l’autonomie locale et la libre administration davantage respectées, les libertés locales reconnues.
Le Conseil constitutionnel a néanmoins formulé une réserve conséquente dans sa décision du 15 avril 2021. Il précise que « le législateur ne saurait maintenir à titre pérenne des mesures prises à titre expérimental dans les seules collectivités territoriales ayant participé à l’expérimentation sans les étendre aux autres collectivités présentant les mêmes caractéristiques, justifiant qu’il soit dérogé au droit commun ». Cette réserve constitutionnelle limite incontestablement la portée du texte et rend très difficile, voire impossible, le maintien des mesures dérogatoires dans les seules collectivités ayant expérimenté[16].
La décentralisation se heurte à l’unité du pouvoir normatif et à l’égalité des politiques publiques, au nom de l’indivisibilité de la République. Quelle confiance de l’État dans ses territoires, dans ses élus locaux ? La décentralisation se heurte aussi à la frilosité du juge constitutionnel : le refus de la reconnaissance d’un pouvoir normatif local, la censure de l’enseignement immersif des langues régionales et l’utilisation de signes diacritiques comme le tilde (~) dans les actes de l’état civil, et l’expérimentation normative locale en sont des illustrations[17]. Le jacobinisme demeure solidement ancré et la démocratie locale menacée car l’épanouissement des richesses territoriales semble impossible. Il est temps d’accepter de décentraliser !
La déception de la différenciation. La différenciation est l’action pour les choses ou les êtres de se différencier ou l’action de différencier les êtres ou les choses ; c’est la distinction. Appliquée à la décentralisation, la différenciation territoriale consiste à admettre que des collectivités d’une même catégorie exercent des compétences différentes, mais également qu’elles exercent une même compétence de manière différente. C’est aussi la possibilité pour les collectivités territoriales d’adapter les lois et règlements selon leurs spécificités locales et éventuellement de déroger aux lois et règlements. Des compétences différentes exercées par des collectivités territoriales ayant le même statut, il s’agit de reconnaître des territoires différents au sein de la République. C’est la reconnaissance des statuts particuliers[18].
La différenciation territoriale n’est pas une nouveauté. Ce concept a été mis en œuvre pour les collectivités d’outre-mer par la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 qui a reconnu les territoires ultramarins et leurs populations, dans leur spécificité, au sein de la République. J. Chirac déclarait : « les statuts uniformes ont vécu et chaque collectivité d’outre-mer doit pouvoir désormais, si elle le souhaite, évoluer vers un statut différencié, en quelque sorte un statut sur mesure[19] ». La reconnaissance de collectivités à statut particulier en France hexagonale par les lois du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales[20] et du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles[21] supposait aussi d’admettre la différen-ciation territoriale. De plus, la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite Notre[22], du 7 août 2015 a reconnu et mis en œuvre la différenciation territoriale dans les régions. En outre, la loi relative au développement et à la protection de la montagne, repensée en 2016[23], et celle relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral[24] ont également créé des formes de différenciation territoriale.
Ce sont les territoires ultra-marins qui connaissent les adaptations les plus significatives, initialement consenties au nom de la diversité des territoires. Pourtant, si l’adaptation des normes constitue une forme intéressante de différenciation, elle est, en l’état, insatisfaisante dans la mesure où l’exigence préalable d’habilitation réduit considérablement le pouvoir et l’autonomie des collectivités ultramarines. Le Parlement doit donner son accord, le Conseil constitutionnel contrôle les caractéristiques et contraintes particulières, le juge administratif s’assure que les adaptations au droit commun sont justifiées et proportionnées. La diversité territoriale est reconnue de manière trop limitée, il n’y a pas d’autonomie d’administration. Il apparaît plus que jamais nécessaire à une bonne gestion locale, à une meilleure administration des territoires d’aller au-delà.
Face au refus, réaffirmé par la loi 3ds, de la reconnaissance d’un pouvoir normatif aux collectivités territoriales[25], la notion de différenciation aurait pu être la solution. Les députés sont revenus sur les propositions sénatoriales visant à renforcer le pouvoir réglementaire des collectivités locales (articles 2 et 2 bis). De surcroît, la différenciation territoriale est devenue peau de chagrin : le projet prévoit que « dans le respect du principe d’égalité, les règles relatives à l’attribution et à l’exercice des compétences applicables à une catégorie de collectivités territoriales peuvent être différenciées pour tenir compte des situations objectives dans lesquelles se trouvent les collectivités territoriales relevant de cette catégorie ». Ou encore, à titre indicatif et s’agissant des départements, « un conseil départemental ou, par délibérations concordantes, plusieurs conseils départementaux peuvent présenter des propositions tendant à modifier ou à adapter des dispositions législatives ou réglementaires, en vigueur ou en cours d’élaboration, concernant les compétences, l’organisation et le fonctionnement d’un, de plusieurs ou de l’ensemble des départements. Ces propositions peuvent en particulier porter sur la différenciation des règles relatives à l’attribution et à l’exercice des compétences applicables aux départements afin de tenir compte des différences de situations dans lesquelles ils se trouvent » (article 1).
Ce projet est une grande déception pour les partisans de la décentralisation comme pour les exécutifs locaux, il est finalement constitué de mesures peu importantes et disparates, touchant à un grand nombre de champs de l’action publique locale telles que la transition écologique, le logement et l’urbanisme ou encore la Métropole d’Aix-Marseille-Provence[26].
Il est temps de relancer la décentralisation !
[1] Sur le média : Touzeil-Divina M., « Le premier et le second Journal du Droit Administratif : littératures populaires du droit public ? » in Littératures populaires du Droit ; Lextenso ; 2019 ; p. 177 et s.
[2] Décret n°3855 « sur la décentralisation administrative » du 25 mars 1852 (Bull. des Lois, 10e Série, B. 508).
[3] On reprend ici des éléments publiés in Touzeil-Divina M., Un père du Droit Administratif moderne, le doyen Foucart (1799-1860) – Éléments d’histoire du droit administratif ; Lgdj ; 2020 ; § 243 et s.
[4] On se permet également de renvoyer ici à nos notices de présentation des doctrines de décentralisation(s) émises lors de ce siècle par le doyen Foucart et le Président Henrion de Pansey au très bel ouvrage notamment coordonné par notre collègue, le professeur Kada (Les grandes figures de la décentralisation ; de l’Ancien régime à nos jours ; Berger-Levrault ; 2019).
[5] Ce qui est encore peut-être le cas aujourd’hui lorsque certains politiques parlent de décentralisation(s) alors qu’ils ne vont pas consacrer des droits locaux mais bien une incarnation étatique préfectorale. Singulièrement lors des actes dites « II » et « III » de la décentralisation, plusieurs normes en témoignent explicitement.
[6] Verpeaux M., Droit des collectivités territoriales ; Puf ; 2005 ; p. 9.
[7] Eisenmann C., Centralisation et décentralisation ; esquisse d’une théorie générale ; Lgdj ; 1948 ; p. 89 et s.
[8] Le Rat de Magnitot A., Loi du 18 juillet 1837 avec les commentaires de M. Albin Le Rat de Magnitot ; Joubert ; 1837.
[9] À leur égard : Touzeil-Divina Mathieu, « La mise aux 35 heures sur ordonnances & injonctions de la fonction publique territoriale ; note sous TA de Montreuil, 31 janvier 2022, cinq ordonnances, Préfet de la Seine-Saint-Denis (req. n°2200066 ; n°2200082 ; n°2200117 ; n°2200141 & n°2200159) c. communes de Bobigny, Stains, Noisy-le-Sec, Tremblay-en-France & Montreuil » in Jcp A ; 4 février 2022.
[10] Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, déposé le 29 août 2019.
[11] Loi organique du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution.
[12] CC, Décision n°2021-816 DC du 15 avril 2021, Loi organique relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution.
[13] CC, Décision n°2021-818 DC du 21 mai 2021, Loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion.
[14] Mastor W, Rapport sur l’évolution institutionnelle de la Corse, 11 oct. 2021.
[15] Conseil d’État, Étude, « Développer et améliorer les expérimentations pour des politiques plus efficaces et innovantes », 3 oct. 2019.
[16] Crouzatier-Durand F., « Différenciation territoriale et modulation des compétences des collectivités territoriales : vers une évolution de l’expérimentation locale ? ; à propos de l’avis du Conseil d’État du 1er mars 2018 », in Bjcl, 2018.
[17] Crouzatier-Durand F., « Quid du pouvoir normatif régional ? Le refus réaffirmé de la reconnaissance d’un pouvoir normatif local », in Bjcl, 2018.
[18] Crouzatier-Durand F., « La différenciation, reconnaissance contemporaine des particularismes territoriaux ? », Actes du colloque Les collectivités à statut particulier, Université de Corse, 13-14 sept. 2019, Éditions Peter Lang, à paraître ; « La reconnaissance d’un droit à la différenciation : quelles innovations pour les collectivités territoriales ? », in Les Cahiers juridiques de la Gazette, 2018.
[19] Discours prononcé en Martinique le 11 mars 2000.
[20] Loi n°2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales.
[21] Loi n°2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.
[22] Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.
[23] Loi n°2016-1888 du 28 décembre 2016 de modernisation, de développement et de protection des territoires de montagne.
[24] Loi n°86-2 du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral.
[25] Le projet de loi prévoit d’inscrire dans le Code général des collectivités territoriales un principe de portée générale selon lequel, « dans les conditions prévues par la loi, les collectivités territoriales disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences » (article 1er ter B). Cette formule reprend mot pour mot l’alinéa 3 de l’article 72 de la Constitution.
[26] Le projet est transmis à la Commission mixte paritaire au moment où nous écrivons ces lignes.
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