La semaine est marquée de deux actualités : l’élection à la présidentielle américaine ainsi que la fin des festivités (sic) funéraires. Pour les réunir, on vous propose aujourd’hui un retour sur une excellente série américaine !
Six feet under
présentation de M. Mathieu Touzeil-Divina
(en 2014 ^^)
Professeur de droit public à l’Université du Maine, Directeur du Themis-Um (ea 4333),
Président du Collectif L’Unite du Droit
Six feet under est une série télévisée américaine produite par Hbo de 2001 à 2005 et contenant cinq saisons pour 63 épisodes. Si vous ne l’avez jamais regardée, fermez ce livre et courez visionner cette « mortelle série » qui est, à nos yeux en tout cas, l’une des meilleures de son époque pour de multiples raisons (parmi lesquelles : l’évolution des caractères et des positions des personnages qui ne sont pas caricaturaux ou figés mais évoluent au fil des épisodes, la volonté – jamais avec voyeurisme ou vulgarité – d’aborder des thèmes souvent tabous[1] (comme l’homophobie, le Vih[2], les addictions aux drogues, les relations familiales et humaines, la place des armes et de la violence dans la société américaine, la question du féminisme ou de la condition des femmes en société[3], le(s) rapport(s) à la / aux religion(s), etc.) ou encore un humour noir particulièrement adapté à la thématique sérielle). A l’heure de la téléréalité « trash » et alors que la violence et les sexualités sont omniprésentes sur nos écrans, il restait cependant un important tabou télévisuel : montrer les réalités de la Mort. En quelques pages il sera ici impossible de tout expliquer ou de tout commenter, nous nous contenterons donc d’esquisser quelques aspects en liens directs avec notre Traité.
Un service privé & américain des pompes funèbres : en pleine(s) mutation(s). La mort dans Six feet under n’est pas un accessoire ou un prétexte : elle est – matérialisée par la question du deuil en société – « le » premier véritable rôle de la série ce qu’Alan Ball (le réalisateur) a notamment poursuivi dans True blood[4]. Car si l’on peut reconnaître avec M. de Saint-Maurice[5] que l’on « meurt beaucoup à la télévision et souvent de façon spectaculaire », rares sont cependant les séries qui « osent en faire la matière même de leur récit ». Juridiquement, on peut donc dire que l’objet même de la série est ce que l’on qualifierait en France de « service public (extérieur) des pompes funèbres » étant entendu que la scène se déroule aux Etats-Unis (à Los Angeles) et qu’il s’agit donc d’un service « privé » : celui de la famille Fisher (dont les deux fils David & Nate reprennent le flambeau du père, décédé dès l’épisode « pilote »), famille qui s’associera à celle de Federico Diaz, le thanatopracteur. Ce service va alors, avec un réalisme étonnant, traduire toutes les mutations contemporaines que tous les opérateurs de pompes funèbres connaissent dans le monde : professionnalisation du secteur (avec l’obligation conséquente pour Nate de passer son diplôme de directeur du service (S01)), place toujours croissante faite à la crémation, pratiques nord-américaines des présentations du corps embaumé et comme « mis en scène », modernisation des locaux et des services (particulièrement lors des derniers épisodes de la saison finale où matériellement et physiquement l’évolution se réalise), importance des jeux concurrentiels (par exemple lorsque l’entreprise familiale est confrontée au grand groupe industriel et globalisé des Kroehner) et surtout la mise en avant du débat récurrent (en arrière plan continu) : doit-on céder au « tout commercial » ou à la philanthropie ? Existe-t-il comme le croient et l’incarnent les Fisher une « âme » et un « intérêt général » même à l’activité – fut-elle privée – des opérateurs funéraires ou est-ce une activité marchande comme les autres ? Le « prix de la mort » est alors une des questions cruciales abordées et il oppose fréquemment les différents acteurs. En outre, comme le fait justement remarquer M. Garcia[6], le funérarium Fisher incarne aussi « les deux facettes du travail humain » : « au sous-sol, une activité manuelle dérobée aux regards, en blouse ; à l’étage, une activité relationnelle de service, visible par tous, en costume et cravate ». Du reste, le réalisme du travail proposé à l’écran a bien été relevé par plusieurs professionnels ; Alan Ball s’étant entouré de conseillers techniques : ce n’est donc pas un service funéraire américain fantasmé qui est ici filmé mais bien la réalité[7].
L’Egalité réelle devant la mort. Alors que les arts et l’histoire retiennent surtout les morts des plus célèbres de nos prédécesseurs, Six feet under va concrétiser le principe même de l’Egalité de chacun(e) devant la Mort qui n’épargne – très concrètement – personne à l’image des danses macabres qui affirment l’inexorabilité et l’omnipotence de la Mort et forment le visage de la Fraternité et de l’Egalité : « Frères, nous serons tous égaux ». Plus particulièrement, la série se concentre sur les défunts de la classe moyenne. Autrement dit, des morts qui nous ressemblent et non des morts exceptionnels au sens de célébrités. De surcroît si le riche et le puissant comme l’anonyme sont touchés (y compris dans leurs sommeils (E06S01)), ce sont aussi les morts qui paraissent les plus injustes et les plus dramatiques qui sont abordées (comme celle d’un nouveau né (E11S01) ou de celui qui, du fait d’un Ivg, ne viendra jamais à la vie (E12S03)) ce qui permet de les opposer à la mort plus classique et presque « banale » d’une personne âgée s’éteignant à l’hôpital (E11S02). De fait, la question de la maladie (qui permet aux familles de se « préparer ») est aussi présente dans Six feet under ce qui donne l’occasion de l’opposer aux morts accidentelles et parfois cocasses (du fait de leurs mises en scènes) pour le spectateur. On meurt en effet en toutes circonstances dans la série : en milieu dospitalier (E03S02), chez soi (E08S03), par suicide (E03S05) mais aussi au cours d’une relation sexuelle (E07S02), dans un accident de la route (E11S04), un cambriolage (E06S04) ou encore… coupé par un ascenceur (E12S04) ou même attaqué et dévoré par un cougar (E09S05) ! L’Egalité devant la Mort y est donc bien concrète et est le moteur originel de chaque début d’épisode. Ce « catalogue » des morts n’est alors pas sans nous rappeler non seulement les danses des morts évoquées supra mais encore ce texte de Montaigne[8] dans lequel l’auteur égraine une longue liste truffée d’anecdotes des différentes façons dont d’aucuns (célèbres ou anonymes) ont trouvé la mort pour en conclure : « il est incertain où la Mort nous attende, attendons-là partout ».
Funérailles ? Il sera le fun ! ou La mort réelle dans la Cité. L’anagramme « funérailles / il sera le fun » (sic) résume bien la série Six feet under. Il y s’agit, avec un humour noir parfois féroce, d’aborder la réalité ou les réalités de la mort dans nos Cités sans vouloir détourner le regard. En ce sens, Alan Ball entend bien « tout montrer » ou aborder et ce, y compris ce que l’on pourrait nommer les « artifices funéraires » : il ne fuit pas et [9] « ce que la série remet en perspective, c’est [alors] soixante ans de déni de la mort ». L’un des plus importants débats que Six feet under provoque et qui oppose notamment les deux fils Fisher au fil des saisons est celui de la présentation des corps morts. Doit-on dissimuler la dépouille ou au contraire l’exposer ? Regarder ou fuir ? Laisser le deuil à l’intimité familiale ou permettre l’arrivée des contemporains ? Doit-on et peut-on exprimer sa douleur, ses pleurs et parfois ses cris en public ou faut-il n’en rien laisser paraître ? Les épisodes matérialisent toutes ces hypothèses (depuis celle des pleureuses méditerranéennes se frappant énergiquement au déni policé et intériorisé) et David & Nate Fisher sont fréquemment en désaccord sur ces questions faisant alors comprendre aux spectateurs qu’il n’existe – évidemment – pas de « bonne(s) » réaction(s) ou de réaction(s) « normale(s) » lorsque la Mort survient.
La série n’hésite pas, par suite, à décrire la réalité du travail dit de reconstruction : les corps qui « continuent » – alors que la mort cérébrale et cardiaque est constatée – à « vivre » (notamment par des gaz, des bruits, etc.) mais aussi la question des « pollutions » ou déchets humains et par exemple du sang qui s’est écoulé, des chairs meurtries[10] : qu’en faire ? La « réalité de la Mort » s’incarne également dans la série autout du débat suivant : pratiquer un embaumement ou une « reconstruction » n’est-il pas un travestissement dangereux et peut-être contre-productif de la Mort ? En effet, « maquiller » et faire semblant de « redonner la vie » aux défunts (même si cela permet de leur donner une évidente dignité et une image surement moins difficile à supporter pour les proches) n’est-il pas une négation même de la Mort pourtant inévitable ? A-t-on alors vraiment intérêt à embaumer la réalité et à aseptiser ce qui – peut-être – ne devrait pas l’etre ? Ainsi, en « reconstruisant » les dépouilles, comme si la Mort ne les avait pas frappées (les plaies sont nettoyées, les membres sectionnés sont « accolés », etc.), n’empêche-t-on pas ou ne recule-t-on pas le « travail » de deuil ?
Le marchand de mort est alors un menteur affirme Six feet under puisqu’il rend aux cadavres[11] « une apparence de vie temporaire ».
Mort(s) & Religion(s) : le(s) sens de la Vie ? Six feet under enfin, comme le présent Traité des nouveaux droits de la mort, ne passe pas à côté de la (ou plutôt des) question(s) du rapport à la / aux religions. Certes, comme le relève très justement M. Garcia[12], la série n’est pas « religieuse, mais imprégnée de cette religiosité contem-poraine » : « une croyance sans transcendance, une foi qui refuse le contenu des dogmes mais promeut la simple forme de la croyance ». Chaque personnage et, partant, chaque spectateur – même le plus athée ou agnostique – se pose nécessairement la question du pourquoi mourir et interroge l’hypothèse d’un « après ». « Telle est » alors « la clef du paradoxe[13] : la pensée de la Mort n’est pas le néant, ni même le comble de l’absurdité » ou du morbide mais, dans la série, « une source d’énergie comme nulle autre puisqu’elle a suffisamment de force pour « faire exister » les hommes. Elle transforme leur simple vie en existence, parce qu’elle rend possible un choix libre ». Ainsi, relève effectivement Nate Fisher à différentes reprises : « Nous sommes tous des bombes à retardement ». Alors « Pourquoi mourir ? » résume-t-il ensuite : « parce que cela rend la vie importante ». De fait, au fil des épisodes et des saisons, chaque personnage de la série cherche-t-il des raisons de vivre (voire de « continuer à vivre » et même parfois « de commencer » relève Nils Ahl[14].
En outre, Six feet under, traite également du ou des rapport(s), souvent relevés[15] et exploités dans cette série mais aussi sur d’autres supports[16], entre mort(s) et sexualité(s) : entre Eros & Thanatos.
On ne peut rester indifférent après avoir visionné Six feet under ce qui n’est pas si fréquent pour une série télévisée.
Il y a une vie avant et après[17] Six feeet under « comme il y a une vie avant et après « Saturne dévorant l’un de ses enfants » de Goya ».
[1] V. notamment en ce sens : Lynch Thomas, « Hbo’s six feet under Breathes life into the Death’s Business » in The Washington Post ; 03 août 2005.
[2] Sur ces derniers thèmes : « Politics, tragedy and Six feet under : camp aesthetics and strategies of gay mour-ning in post Aids America » in Reading Six feet under ; Tv to die for ; New-York, Tauris ; 2005 ; p. 85 et s.
[3] En ce sens : voyez la troisième partie (« Post-patriarcal dilemmas : making visible the female subject ») de l’ouvrage Reading Six feet under ; Tv to die for ; New-York, Tauris ; 2005 ; p. 107 et s.
[4] On se permettra de renvoyer à cet égard à : Touzeil-Divina Mathieu, « Le vampirisme cathodique, expression d’un extrémisme ou d’une minorité ? » in Idées politiques & séries télévisées ; op. cit. ; p. 91 et s.
[5] Saint-Maurice Thibaut (de), « Savoir qu’on va vivre six pieds sous terre rend-il l’existence absurde ? » in Philosophie en série ; Paris, Ellipses ; 2009 ; p. 141.
[6] Garcia Tristan, Six feet under, nos vies sans destin ; Paris, Puf ; p. 81.
[7] Ce que confirme : Blum Charlotte, Séries, une addiction planétaire ; Paris, la Martinière, 2011 ; p. 223.
[8] Montaigne Michel Eyquem (de), Essais ; I – 20.
[9] Ahl Nils C. & Fau Benjamin, Dictionnaire des séries télévisées ; Paris, Rey ; 2011 ; p. 809.
[10] En ce sens : Turnock Rob, « Deat, liminality and transformation in Six feet under » in Reading Six feet under ; Tv to die for ; New-York, Tauris ; 2005 ; p. 39 et s.
[11] Ahl Nils C. & Fau Benjamin, Dictionnaire des séries télévisées ; Paris, Rey ; 2011 ; p. 809.
[12] Garcia Tristan, Six feet under, nos vies sans destin ; Paris, Puf ; p. 143.
[13] Saint-Maurice Thibaut (de), op. cit. ; p. 148.
[14] Ahl Nils C. & Fau Benjamin, Dictionnaire des séries télévisées ; Paris, Rey ; 2011 ; p. 809.
[15] V. la très intéressante étude à ce sujet de Singleton Brian, « Queering the Church : sexual and spiritual neo-orthodoxies in Six feet under » in Reading Six feet under (…) ; op. cit. ; p. 161 et s.
[16] Sur ce point, nous renvoyons au très bel ouvrage de deux des contributeurs au Tome I du Traité : Chabot André & Fuard Anne, Erotique du cimetière ; Paris, La Musardine, 2012.
[17] Limongi Laure, « Vanités ou l’ironie du sort » in Ecrivains en série ; Paris, Laureli ; 2009 ; p. 390.
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