C’est le 6 août 2010, soit 150 ans précisément après la mort d’un Doyen qui avait consacré sa vie à la défense de l’Université, que le Conseil constitutionnel a rendu sa décision relative au contrôle de constitutionnalité a posteriori de 4 articles de la loi dite « LRU » (relative aux libertés et responsabilités des universités)[1]. Le juge a ainsi rendu sa 20/21 décision en application de l’art. 61-1 de la Constitution, c’est-à-dire par la technique de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). La LRU, en effet, n’avait pas fait l’objet d’un contrôle a priori en 2007 et c’est à l’occasion de deux recours devant le Conseil d’Etat[2] (contre les décrets d’application du 10 avril 2008 relatif aux comités de sélection (CDS) et à la procédure de recrutement et du 23 avril 2009 s’agissant du statut des enseignants-chercheurs) que la constitutionnalité des 4 articles intégrés au Code de l’Education a été discutée. Suite à la jonction pour connexité des deux QPC, le Conseil a alors confirmé la conformité à la norme fondamentale des articles L712-2 (4ème alinéa 2), 712-8, 952-6-1 et 954-1 (Cod. Ed.). Figuraient ainsi au cœur de l’examen constitutionnel non seulement la procédure de recrutement des universitaires (cons. 3 à 16) mais également leur statut (cons. 17 à 23). La décision pourrait surprendre quelques-uns de nos collègues engagés dans le combat en faveur des libertés académiques[3]. A priori en effet, et alors que le Président de la République feint d’ignorer les derniers mouvements de résistance universitaire pourtant supérieurs en nombre à ceux que connurent mai 1968[4], elle peut sembler rejeter les arguments des défenseurs de l’Université. Mais ne demandons ni au Conseil constitutionnel – ni à la plus belle fille du monde – ce qu’ils ne sont objectivement pas en mesure de donner. C’est ce que nous nous proposons ici de distinguer en rappelant d’une part la consécration certes trop formelle mais étendue du principe d’indépendance des enseignants-chercheurs (I) par un juge qui ne peut que renvoyer au juge administratif quant à l’application concrète dudit principe (II).
I. Une indépendance étendue
mais formelle des universitaires
La décision du 6 aout 2010 opère une extension du principe de l’indépendance des enseignants-chercheurs (A) au nom duquel une réserve d’interprétation est émise (B).
A – L’extension du champ d’application du principe d’indépendance des enseignants-chercheurs
La valeur constitutionnelle du principe a été consacrée par la décision du 20 janvier 1984 et elle s’incarne par un principe fondamental reconnu par les lois de la République ; lois que la doctrine identifie par l’existence, dès la norme organique du 15 mars 1849, de textes organisant la possibilité d’être élu député ou sénateur et ce, par exception au régime des incompatibilités parlementaires. Une exception justifiée au nom de l’indépendance et appréciée de façon stricte puisque les professeurs et maîtres de conférences[5] associés n’en bénéficient pas[6]. De ce principe constitutionnel, deux importantes applications ont déjà été tirées. D’abord, en complément de l’article 11 de la DDHC, c’est la liberté de communication (opinion et expression) des universitaires qui a été proclamée. Pour assurer leur mission, il faut effectivement, dans les limites posées par le droit pénal, qu’ils soient libres de leurs propos et qu’ils puissent critiquer et proposer sans craindre de représailles. D’autre part, l’indépendance ne peut s’exercer que par une « représentation propre et authentique » des universitaires. Or, c’est à cet égard que le premier bât va blesser. En effet, si l’on peut aux côtés de la doctrine autorisée des Cahiers du Conseil constitutionnel se réjouir de l’extension du principe non seulement (depuis 1984) lors de l’exercice même de l’activité universitaire mais encore (depuis 2010) au stade du recrutement, cette extension demeure bien formelle sinon platonique. Ainsi, dès le 6ème cons., le juge signale-t-il « que, si le principe d’indépendance (…) implique que les professeurs et maîtres de conférences soient associés au choix de leurs pairs, il n’impose pas que toutes les personnes intervenant dans la procédure de sélection soient elles-mêmes des enseignants-chercheurs d’un grade au moins égal à celui de l’emploi à pourvoir ». Autrement dit, il suffit qu’à un moment donné de la procédure des représentants des universitaires puissent participer au recrutement pour que celui-ci soit réputé réalisé en toute indépendance ! Il suffit qu’on daigne les y associer pour affirmer qu’indirectement ce sont eux qui y procèdent. Peu importe le pouvoir du Président (de l’Université) quant à la composition des CDS (cons. 8) ; peu importe que le conseil scientifique ne soit pas composé uniquement d’enseignants-chercheurs (puisqu’il n’émet « qu’un simple avis » (cons. 9)) et peu importe, surtout, que les CDS soient composés d’enseignants-chercheurs choisis seulement « en majorité parmi les spécialistes de la discipline en cause » (cons. 11). Car, si nous sommes de fervents promoteurs de l’interdisciplinarité qui pourrait justifier la présence dans les comités de non spécialistes de la discipline concernée par un recrutement, nous sommes persuadés que seuls les pairs d’un même champ scientifique peuvent apprécier les mérites et compétences d’un de leurs futurs collègues[7]. Toute chose égale par ailleurs, c’est ce que pratique le juge administratif quand il se refuse, en cas de pouvoir discrétionnaire de l’administration d’exercer un contrôle normal lorsqu’il s’agit d’un domaine trop technique. Précisément, en matière de concours, les magistrats s’en remettent-ils à la sagesse souveraine des spécialistes sans oser s’y immiscer[8]. Comment en conséquence penser que des non spécialistes (comme des juristes par ex.) puissent être capables de juger les mérites d’un futur enseignant en langues orientales ou en sciences du sport ? C’est pourtant l’optique qui a déjà été validée. Ainsi, lors du contentieux relatif aux primes d’encadrement doctoral[9], fut-il jugé qu’en cas de contestations, serait constituée une commission « composée de représentants des enseignants-chercheurs » certes du même rang au moins que l’intéressé mais ce, pas forcément en fonction de sa spécialité : « peu importe que ces derniers n’aient aucune compétence scientifique pour apprécier les mérites de l’intéressé » ! Alors, relève à juste titre le prof. Morange[10] : « dans ces conditions la garantie d’indépendance perd toute consistance réelle » et c’est pourquoi nous la qualifions ici de formelle. En outre, d’un recrutement par les pairs, l’on est passé à un recrutement organisé « en majorité » par ceux-ci. Pourtant, même si l’on préserve cette obligation majoritaire, chacun sait que la substance du recrutement ne se fait pas seulement à partir de 50 % car même si majoritairement, ce sont bien des pairs qui recrutent les futurs universitaires, est-ce encore le cas substantiellement ? Si « l’indépendance (…) suppose (…) une représentation propre et authentique dans les conseils de la communauté universitaire », il apparaît clairement que l’adjectif « propre » est devenu synonyme de « majoritaire » ce qui n’est pourtant pas identique. Certes, souligne le Conseil constitutionnel (cons. 12), le conseil d’administration (CA) ne pourra imposer « son » candidat si celui n’a pas été retenu par le CDS mais est-ce bien suffisant ? Car, si l’on considère qu’en pratique[11] il n’y a pas violation de l’indépendance et qu’est considérée comme respectée une représentation propre et authentique des professeurs lorsqu’un CA en comprend seulement 13 sur 60 membres sans même respecter de quorum spécifique… la porte est grande ouverte aux abus[12].
B – Une réserve d’interprétation face au pouvoir de véto présidentiel
Heureusement, le Conseil constitutionnel a semble-t-il désiré rassurer les requérants en entourant a minima le pouvoir du personnage désormais le plus craint des universitaires : leur Président. Il y en a pourtant d’exceptionnels et de dévoués mais la tentation du pouvoir (que ne démentirait pas Montesquieu) et la nature humaine (contre laquelle Saint Augustin nous a pourtant mis en garde) étant ce qu’elles sont, des dérives peuvent survenir et il convient de les prévenir. Or, c’est bien de cette prévention dont a fait usage le Conseil en émettant une réserve. En effet, si le Président dispose bien d’un droit de véto en ayant la possibilité de s’opposer (sauf pour la première affectation des agrégés) au « recrutement, à la mutation ou au détachement de candidats dont les mérites ont été au préalable distingués par un CDS », ce pouvoir implique non seulement que le Président motive sa décision mais surtout s’oppose à ce qu’il « fonde son appréciation sur des motifs étrangers à l’administration de l’université et, en particulier, sur la qualification scientifique » des universitaires (cons. 16). Autrement dit, le Conseil nous rappelle (mais cela va mieux en le disant) que le Président n’a pas le droit d’intervenir en qualité d’enseignant-chercheur (il peut d’ailleurs ne pas l’être ni même être docteur) mais uniquement en défenseur des intérêts de son établissement : intérêts purement administratifs et comptables ce que la juridiction administrative affirmait déjà[13].
II. Un Conseil Constitutionnel,
juge de l’abstrait
L’une des questions qui s’est posée lorsque l’on a envisagé la QPC, est le rôle que prendrait désormais le Conseil constitutionnel. Deviendrait-il enfin un véritable juge rencontrant les parties à un procès et jugeant pour elles a posteriori de la constitutionnalité d’une loi ? Pas plus qu’avant 2008 les sages de la rue Montpensier ne se sont départis de leur contrôle in abstracto (B) et l’invocation du principe d’égalité le matérialise parfaitement (A).
A – Une appréciation abstraite du principe d’égalité
Outre le principe d’indépendance c’est celui d’égalité que les requérants ont invoqué. Pourtant, dans une acception traditionnelle et abstraite, le Conseil va rejeter les atteintes présumées. D’abord (cons. 14), le juge rappelle que puisque tous les candidats (au recrutement, à la mutation ou au détachement) sont soumis aux mêmes règles, il ne peut exister de rupture d’égalité. Il est alors intéressant de noter le commentaire (préc.) des Cahiers … qui relève que la « formule ne doit pas être lue a contrario » c’est-à-dire condamner la jurisprudence 82-153 DC qui, précisément, permet l’établissement de procédures différenciées ! Ensuite (cons. 18 à 22) c’est l’évidente distorsion entre les Universités passées ou non au régime des compétences dites élargies qui est analysée. Pourtant, ici encore, aucune rupture ne va être sanctionnée puisque les différences existant (et notamment la possibilité de modulation des services par le CA[14]) reposent « sur des critères objectifs et rationnels » qui, les différences étant temporaires, s’effaceront dans tous les cas le 12 août 2012 lorsque tous les établissements seront soumis au régime de la LRU. Peu importe donc qu’existe durant 5 ans une différence avérée de traitements.
B – Chacun son office : le renvoi au politique et aux juges ordinaires
Mais, ce qu’il ne faut jamais omettre, c’est que le Conseil constitutionnel selon l’office qui lui incombe ne peut qu’apprécier in abstracto un texte général. Les atteintes potentielles vont (si elles ont lieu) se produire dans la pratique et ce sera au juge administratif d’en assurer le respect. Une nouvelle fois, c’est donc avec sagesse et tempérance que les juges constitutionnels s’en remettent au politique et aux juges ordinaires. Au politique puisque le Conseil a d’abord cherché l’intention du législateur seul dépositaire de l’intérêt général. Dans son 8ème cons., il relève ainsi que la LRU a voulu renforcer « les pouvoirs des organes permanents des universités et notamment les attributions du Président » prenant acte d’une volonté politique explicite. Mais, surtout, le renvoi opéré s’effectue en faveur des magistrats administratifs. En effet, c’est sous le contrôle de ces derniers que seront ou non concrètement respectées les libertés universitaires. Ce sont eux qui pourront sanctionner, comme ils l’ont fait en juin 2009, une Université qui « a porté une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale » qu’est « l’indépendance des professeurs » lors de la désignation des membres d’un CDS relevant du grade de professeur[15] ou un CA qui se serait « notamment fondé sur les mérites » scientifiques des candidats alors qu’il n’est pas compétent en la matière[16]. Il ne sert effectivement à rien de proclamer un principe – même constitutionnel – si son efficience n’est ni assurée ni contrôlée. Or c’est bien au juge administratif que revient cet office. Il convient donc d’attendre pour connaître le sort de la liberté académique. Car pourquoi embrasser cette carrière si ce n’est avant tout, au nom de la recherche et de l’enseignement, pour bénéficier de / et éprouver cette liberté ; essence et raison d’être de ce statut ? Malheureusement, ainsi que l’ont constaté d’éminents maîtres, ce « statut de liberté(s) » a subi un large « grignotage (…) indirect et insidieux »[17]. Les libertés et l’indépendance conquises[18] sont freinées par une autre indépendance (renommée autonomie des Universités) et les pouvoirs, toujours accrus, des Présidents de ces dernières. Aujourd’hui, des autorités locales peuvent empêcher un universitaire d’exercer sa profession sereinement. En outre, le renforcement de « la structure centrale, celle de l’Université, au détriment de l’autonomie des composantes » que sont les UFR a stoppé la liberté. Il apparaît alors clairement que la décentralisation universitaire (telle qu’elle se dessine – c’est-à-dire sans réels contre-pouvoirs) est un méfait. Et si les universitaires ont réussi à conquérir une indépendance réelle vis-à-vis de l’Etat, il ne servira plus à rien de la consacrer si – autonomie oblige – l’Etat est de moins en moins compétent. C’est une indépendance locale qu’il faut donc ériger et ce, à l’heure où l’on peut se demander si les enseignants-chercheurs, dont la gestion et le traitement relèvent directement désormais des Universités, sont encore des fonctionnaires d’Etat appartenant à un corps … ou plutôt à un cadre d’emplois[19].
[1] Ledit Doyen n’est autre qu’un certain E-V.-M. FOUCART (1799- 6 aout 1860). L’auteur de la présente note remercie chaleureusement les collègues qui l’ont aidé par leurs relectures fructueuses et stimulantes.
[2] C.E., 9 juin 2010, décisions n° 316986 et s. : note Melleray F. in DA n° 8, 2010, comm. 116.
[3] La décision surprend également en ce que l’un des juges nouvellement nommés a participé au délibéré et ce, alors qu’il avait publiquement et explicitement indiqué en toute partialité ce qu’il pensait de l’indépendance des universitaires. L’article 6-1 de la CEDH ne s’appliquerait-il pas au Conseil ? Pour une application récente : Caille P-O, « Principe d’impartialité et juridictions administratives spécialisées » in DA n° 8, Août 2010, comm. 123.
[4] « Avez-vous remarqué que le collectif « Sauvons la recherche » ne s’exprime plus ? » ; « que depuis que je suis Président de la République il n’y a plus eu de grève de chercheurs » (sic) ? a-t-il ainsi déclaré le 12 juillet 2010.
[5] Alors que certains semblaient le voir (ou le vouloir) réservé aux seuls agrégés, le Conseil a explicitement affirmé que le principe englobait évidemment professeurs (au sens strict) et maîtres de conférences, c’est-à-dire à l’ensemble des professeurs universitaires (au sens large) (n°94-355 DC – 10 janvier 1995).
[6] Ainsi qu’il en ressort des décisions en incompatibilités I-2008-24 et s. où, rappelle le juge (ici électoral), l’article LO142 est réservé aux « titulaires de chaire » ! L’expression est alors surprenante puisque depuis 1968 il n’existe ni chaires ni Facultés (mais respectivement des postes d’emploi et des UFR).
[7]Le recrutement des universitaires par leurs pairs est en effet la première traduction de la liberté académique « comme protection contre des pouvoirs extérieurs » : Beaud O., « Les libertés universitaires » in Université, Universités ; Paris, Dalloz ; 2010, p. 323 et s.
[8] CE, sect., 10 juin 1983, Raoult ; Rev. adm. 1983, p. 370, note Pacteau.
[9] CE, 25 mai 2007, Burgel (req. N° 296014).
[10] « La liberté du professeur des Facultés de droit » in Mélanges Lachaume ; Paris, Dalloz 2007 ; p. 755 et s.
[11] Ce qu’a validé le CE par sa décision du 8 juillet 2005 (req. 266900).
[12]Pour une appréciation globale et critique : Legrand A., « Pour la crédibilité du recrutement des enseignants-chercheurs » in AJDA 2009.1527.
[13] Par la décision Cottereau du 12 décembre 1994 (n° 135460) le CE considère que le CA peut s’opposer au recrutement de candidats choisis par l’ex-commission de spécialistes puisque, sans porter d’appréciation scientifique, ce choix reflète une appréciation strictement administrative de l’opportunité d’un recrutement. Autrement dit, et ainsi que le soutenait Mme Laroque dans ses conclusions (sur CE, 2 mars 1988 : Rec. p. 104), l’exécutif local peut faire comprendre aux universitaires qu’ils sont (avant d’être indépendants) des fonctionnaires soumis aux « besoins et nécessités du bon fonctionnement du service public » interprétés seuls par le CA.
[14] On peut toutefois espérer que le CE, maintenant sa jurisprudence Melki (CE, 12 décembre 1984 : Req. 17130) imposera, comme il l’a fait jusqu’à aujourd’hui, que seuls des enseignants-chercheurs aient « compétence exclusive » pour définir leurs services.
[15]CE, Ord. Référés, 22 juin 2009 (req. n°328756) : chron. In JCP G n° 52, 2009, 601.
[16]CE, 13 janvier 2010, Tamru (req. n° 319245).
[17] Morange Jean, (op. cit.).
[18] A propos de critiques plus anciennes mais paradoxalement plus virulentes, on se permettra de renvoyer à : « L’article de revue critiquant l’enseignement du droit (…) [1815-1848] » in RHFD (2010 ; en cours).
[19] En ce sens : Melleray F., « Quel avenir pour les corps universitaires ? » in RDP ; 2008 ; p. 707.
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Le présent texte a fait l’objet d’une publication partielle dans la Gazette du Palais
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